Rencontres
Pierre Laville durant les répétitions d'Occupe-toi d'Amélie (septembre 2012)
UN PHÉNOMÈNE NON IDENTIFIÉ
Pierre Laville est un phénomène non identifié dans le paysage théâtral français. Sa curiosité et son amour de la vie lui donnent une ouverture d'esprit panoramique. Pierre connaît bien le théâtre, mais sa connaissance ne se borne pas à une culture de bon goût, il connaît le théâtre aussi parce qu'il l'a pratiqué sous toutes ses formes : le théâtre engagé et insolent, le drame historique baroque, le nouveau théâtre décapent, le boulevard burlesque onirique, le drame de société décadent, la tragédie bourgeois métaphysique... et tout ça, dans les plus beaux théâtres dorés de la capitale, comme dans les imposants bâtiments des banlieues les plus reculées.
Pierre Laville peut faire peur, car dans le milieu théâtral d'aujourd'hui, souvent superficiel ou sinistre, il reste émerveillé; dans notre monde chaotique où il est si facile de devenir désespéré ou cynique, Pierre lui reste joyeux, au delà des modes et des traditions; de plus, en amitié, il est toujours fidèle; paradoxalement, lui qui connaît mieux que personne l'histoire du théâtre du siècle passé, sait vivre le moment présent. Je vous aurai prévenu : Pierre Laville, l'aventurier, est un homme de théâtre déraisonnable.Michel Fau
Comédien, metteur en scèneL'HOMME DU MOUVEMENT
Un auteur est un spécimen rare. Il convient de le ménager, car il se trouve au cœur de l'acte théâtral. Sans lui - genèse et matière première - le directeur de théâtre perd sa source, le metteur en scène ses fondations et le comédien la parole. Notre époque décadente recèle peu de ces âmes secrètes et mystérieuses qui nourrissent les feuilles blanches de leurs esprits curieux, inspirés, poétiques ou malicieux.
Pierre Laville peut être rangé parmi les meilleurs, les plus sûrs de nos dramaturges. Ses pièces déjà nombreuses, Du Côté des îles, Le Fleuve rouge, La Maison sous les arbres, Retours, Tempête sur le pays d'Egypte, Le Voyage à Bâle, La Source bleue, Étoiles... ont fait le bonheur de beaucoup de théâtres publics ou privés, preuve qu'il n'accepte aucun clivage, qu'il refuse le clanisme comme toutes les formes de la pensée uninominale.
En outre, Pierre Laville possède l'art de se glisser sans difficulté dans l'univers des autres. L'adaptateur réussit à pénétrer dans les arcanes des idées novatrices de ceux qui ont la chance de susciter son enthousiasme. Il nous a fait connaître l'intégralité des comédies percutantes de David Mamet, des drames de Tennessee Williams, d'Edward Albee ou de Tony Kushner. Nul mieux que lui ne pouvait donner nouvelle vie à l’œuvre subtile d'Oscar Wilde. C'est cela le talent : exprimer avec le naturel du langage aussi bien la subtilité que la férocité !
Enfin, comment ne pas rendre hommage à Pierre Laville, documentaliste passionné, qui, avec ses revues et ses livres, apporte une contribution essentielle à la connaissance et donc à la pérennité de l'activité dramatique nationale.
Tout ce talent se retrouve en miroir dans son travail de metteur en scène, aussi inventif que d'une grande probité, exemplaire dans la direction d'acteurs. La même saison, du répertoire contemporain le plus exige ant - Race - à un grand classique renouvelé de Feydeau.
Cet homme toujours surprenant, sans cesse à l'affût de ce qui se transforme, nous charme par sa force de conviction, qui ne cède jamais devant les obstacles. Comme le chantait le poète : « Omnis vincit amor ».Pierre Franck
Directeur du Théâtre HébertotLE THÉÂTRE DE PIERRE LAVILLE
par Irène Sadowska-GuillonSi Pierre Laville a fait sienne la phrase de Brecht : « L'avenir est dans nos contradictions », c'est parce qu'il s'y reconnaît. Il y puise, comme tout véritable artiste, son énergie vitale et sa puissance créatrice. Il est comme ses personnages, des battants, des conquérants, qui, lorsqu'ils vacillent ou tombent quelquefois, se relèvent toujours pour affronter de nouveaux obstacles, défier la difficulté et pour façonner les rêves à l'image de leurs désirs. Ces gens, comme lui, à la fois utopiques et réalistes, fidèles mais qui ne s'accomplissent que dans le changement, ne cultivent pas le paradoxe, c'est affaire de nature. Tout comme leur appétit de vivre, de connaître, d'éprouver, d'inventer. Mais si, tel le célèbre Sévillan, ils ne cessent de répondre à l'appel des vastes mondes, c'est au pied d'un cerisier familier ou familial, dans une quiétude tchékho-vienne qu'ils aiment poser leurs bagages le temps d'un rêve, arrêter leur course.
Tels ces rêveurs et conquérants des mondes, Pierre Laville multiplie ses voies, maîtrisant avec virtuosité l'étendue polyphonique de sa voix d'artiste, d'homme de réflexion et d'action, fondateur de revue, directeur de théâtre, etc. Sa boulimie de savoir et de créer, son énergie, sa ténacité et son extraordinaire capacité de travail ne cessent d'étonner ses amis et ses proches.
« Je me suis souvent demandé, dit le directeur du théâtre de l'Atelier, Pierre Franck, par quelle opération miraculeuse Pierre Laville pouvait assumer, avec autant de talent, des tâches si diverses. Sa vitalité n'est jamais prise en défaut. Toujours sur le pont. Ce capitaine-là ne se départit à aucun moment de sa vie d'un sourire plein de confiance qui, dès l'abord, m'a incité à le mieux connaître, puis, plus tard, à apprécier vigoureusement l'homme. Le théâtre est son univers. Il le respire avec une sorte de volupté qui excite sans cesse sa curiosité et le porte tout uniment vers sa création. Le collaborateur privilégié de Jean-Marie Serreau jadis, de Marcel Maréchal aujourd'hui, le directeur du Théâtre des Amandiers puis du Palace, le patron de la revue Acteurs, le producteur de magazines télévisés, le rédacteur en chef de l'Encyclopédie mondiale du théâtre contemporain : voilà déjà un palmarès suffisamment éloquent pour assurer à Pierre Laville l'estime et la considération. Mais j'avoue que c'est l'auteur qui me touche encore davantage, car son œuvre recèle une puissance, une acuité, un relief, une sensibilité... »
Si Pierre Laville exerce en effet avec autant de passion et parfois avec une foi utopique tant de « métiers », l'écriture dramatique reste sa voie royale, le seul sacerdoce - oserait-on dire - que cet esprit indépendant à épousé sans reste.
Le théâtre est pour lui, à la fois, mémoire du temps et façon de réinventer le monde,
PREMIERS RENDEZ-VOUS AVEC LE THÉÂTRE
La passion du théâtre de Pierre Laville remonte à son adolescence, à ses « années de province », la fin des années 50 et le début des années 60. « J'étais lycéen à Cahors, se souvient-il, dans le Lot, puis étudiant à Toulouse à une époque où le théâtre connaissait peu d'échanges. On ne pouvait en voir qu'épisodiquement à l'occasion d'une grande tournée - je me souviens ainsi avoir vu enfant Marie Bell dans Madame Sans-Gêne - ou le Grenier de Toulouse (Roméo et Juliette avec Maurice Sarrazin et Simone Turck) ou encore, l'été au Festival d'Avignon, les magnifiques soirées du TNP de Vilar. »
Si la représentation, le spectacle, comptent pour beaucoup dans la naissance de sa passion pour le théâtre, elle se développe et s'affirme à travers ses lectures. Quoi de plus naturel pour un futur auteur dramatique. « Je crois, dit-il, que j'ai aimé et appris le théâtre par les livres et par les revues qui existaient à l'époque : Paris Théâtre qui a disparu aujourd'hui, L'Avant-Scène puis Théâtre Populaire irremplaçable. Enfant je dévorais déjà les pièces de théâtre. À douze ans, je me souviens avoir lu en intégrale Le Soulier de satin qui m'avait absolument fasciné. Toutes mes économies de petit étudiant pas riche passaient dans les livres de théâtre que j'achetais et lisais d'abord d'une façon anarchique, puis en reconstituant peu a peu des lectures plus complètes, cherchant à découvrir moi-même des cousinages d'auteurs et plus tard des écoles d'esthétique et de mise en scène. Tout cela par une approche théorique externe du théâtre, sans quasiment voir de spectacles. La connaissance concrète du théâtre est venue beaucoup plus tard. »
Quelques spectacles de cette époque se sont gravés cependant à jamais dans sa mémoire : ceux de Vilar, vus en Avignon, bien sûr, mais aussi des mises en scène de pièces de Tchekhov par Sacha Pitoëff et celles de Ionesco, de Beckett et de Genet par Jean-Marie Serreau.
Bien que son amour du théâtre se soit ainsi déclaré très tôt, Pierre Laville suivra d'abord une formation puis une carrière universitaire. Ses premiers engagements et ses choix professionnels n'ont rien à voir avec le théâtre qui resurgira dans son parcours de la façon la plus inattendue. Rien en effet ne destinait au théâtre ce jeune homme né dans une famille d'enseignants, qui tout naturellement, s'engageant dans la vie professionnelle, empruntera la voie de ses parents. Si bien qu'après des études de droit qu'il suivit jusqu'au doctorat, ayant obtenu par la suite un diplôme de sciences politiques, il commença aussitôt à enseigner en faculté.
La guerre d'Algérie arrivait à sa fin. Et Pierre Laville jeune professeur d'Université, joignant son engagement professionnel à ses engagements politiques, choisit de partir dans le Tiers monde, en Afrique, d'abord au Maroc puis au Sénégal, en Mauritanie et en Algérie où, de par sa spécialité - le collectivisme agraire, qui relevait de la sociologie économique - il fut conseiller pour la planification et la formation des cadres auprès de plusieurs gouvernements. Expérience dont il a rendu compte dans des publications spécialisées, des articles et des ouvrages (1) qu'il publia à cette époque. « En Algérie, raconte-t-il, j'ai participé à la création des premiers comités d'autogestion. Ce qui, après un certain engagement d'étudiant pendant la guerre d'Algérie, a été une façon de développer certaines convictions. Tout cela auprès d'un admirable professeur à la Sorbonne, Henri Desroche. »
Cette période passée hors de France a duré quatre ans et demi, jusqu'en 1966. C'est alors que les choses ont basculé, au moment où sa carrière universitaire à l'École pratique des hautes études à la Sorbonne, était toute tracée.
PRÈS DE JEAN-MARIE SERREAU
Parti en Afrique, Pierre Laville n'a pas cessé de penser au théâtre. Petit à petit, sans s'en apercevoir vraiment, il s'en rapproche. Parallèlement à son occupation professionnelle il participe à des ciné-clubs, à des émissions de radio sur le théâtre et le cinéma, il écrit dans des journaux locaux, jusqu'à la rencontre décisive de Jean-Marie Serreau qui change le cours de sa vie.
« Je l'ai rencontré par hasard dans une rue de Dakar, sous le soleil. Il portait le même petit imperméable qu'au Quartier latin. Il venait en repérage au premier Festival des arts nègres pour présenter La Tragédie du roi Christophe de Césaire. Pour moi, Serreau et Vilar, c'étaient les plus grands du théâtre, probes, fidèles à une éthique, courageux ; des découvreurs de répertoires, d'idées neuves. Je l'admirais tellement qu'il ne me serait jamais venu à l'idée d'essayer de le rencontrer. Mais là, à Dakar, loin, j'ai osé et pendant trois heures je lui ai parlé comme on se jette à l'eau. À la fin du déjeuner, il m'a dit : « Tu es fait pour le théâtre, tu démissionnes, je t'attends.» Et il est reparti. La semaine suivante j'envoyais ma lettre de démission au gouvernement sénégalais et rentrais à Paris. »
Là, Jean-Marie Serreau l'attend à l'aéroport et l'emmène à la répétition d'une pièce de Kateb Yacine, Les Ancêtres redoublent de férocité pour inaugurer la salle Gémier à Chaillot. Pierre Laville se retrouve soudain son assistant. « À partir de là, dit-il, j'ai collaboré à neuf spectacles de Jean-Marie Serreau. Je n'avais pas encore quitté l'université que j'avais retrouvée (il fallait gagner ma vie). Collaborer, d'ailleurs, c'est beaucoup dire. Disons que j'étais là, présent, partageant l'existence de Serreau du matin au soir. C'était un compagnonnage. Ma part était très modeste. J'ai appris avec lui énormément de choses, les meilleures. »
La collaboration avec Jean-Marie Serreau c'était d'abord la découverte du travail théâtral, concret, sur le plateau, dans une ambiance de jouissance artistique et de partage. Ce travail menait à des spectacles qui se sont gravés de façon indélébile dans sa mémoire. Ainsi, La Tragédie du roi Christophe et Une saison au Congo d'Aimé Césaire, Les Ancêtres redoublent de férocité de Kateb Yacine, La Soif et la Faim de Ionesco, L'Otage de Claudel, L'Exception et la Règle et Homme pour Homme de Brecht. Pierre Laville a été marqué non seulement sur le plan professionnel mais aussi et surtout sur le plan éthique.
« Serreau avait trois phrases qu'il adorait et répétait sans cesse. L'une vient de L'Otage de Claudel : « Le changement seul est éternel ». Les deux autres : « II faut transformer l'événement en décision » et « L'avenir est dans nos contradictions » sont de Brecht. Je me les dis, très souvent depuis que Serreau n'est plus là. Il fondait une éthique qui était une volonté d'affirmation radicale de la mobilité, de la remise en question, du renouveau : ne jamais s'arrêter à rien, savoir que tout change à tout moment, que seul le changement est la loi de la vie. Donc ne rien fixer. » Jean-Marie Serreau s'en était fait un art de vie. « II ne gardait aucune archive, aucun livre ni document ni photo, vivant le théâtre dans l'éphémère complet et dans une invention permanente. D'où le désir de ne jamais achever, « perfectiser » une mise en scène. Il disait que « ce qui est parfait est mort. Seule la mort est en soi une perfection. La vie n'est jamais parfaite ». S'il avait le sentiment de parvenir à des spectacles parfaits, il les cassait volontairement. Il cherchait, quant il avait trop « réussi » un spectacle, l'endroit par lequel il allait créer un point de faiblesse ou d'imperfection. Pour repérer ce qui est beau, il faut avoir à côté quelque chose qui l'est moins... Il était pauvre. Il travaillait avec un courage extraordinaire et des moyens très faibles. Je l'ai vu avoir sa première subvention de cinquante mille francs, trois ans avant sa mort. Il a toujours travaillé sans argent, il en trouvait très difficilement... Aux répétitions, participaient les musiciens Jean-Pierre Drouet, Michel Portal et Eddy Louiss ; parfois Gilbert Amy les rejoignait. On s'arrêtait de répéter, pour danser. Son principe était de travailler dans la liesse. Et puis il y avait sa convivialité. Il avait cloué un bouchon pour empêcher la porte de son petit trois-pièces de la rue Lecourbe de se fermer afin que ses amis puissent y entrer à toute heure.
Ces amis s'appelaient Pierre Boulez, Michael Lonsdale, Delphine Seyrig, Aimé Césaire, Samuel Beckett, Eugène Ionesco, Kateb Yacine, Michel Leyris ; et aussi des architectes, des peintres... L'appartement était à peine meublé (il était sans cesse saisi, depuis qu'il avait été mis en faillite au Théâtre Babylone, après avoir créé En attendant Godot...) « C'était un lieu fabuleux. Quand Jean-Marie est mort, j'ai eu l'impression d'une perte irréparable : celle du dernier « salon » intellectuel, où les meilleurs viennent échanger des idées, lire quelques pages, parler, travailler. »
Tous ceux qui l'ont fréquenté ont une « marque Serreau ». « C'était formidable ce qu'on apprenait, ce qu'on ingurgitait à tout moment, de cette capacité de vie magnifique, de force de création, d'aventure, de liberté. Tout cela contre les idées reçues, hors des institutions. Il n'a jamais voulu diriger un Théâtre national, il a refusé l'Odéon dans les années 60. Il avait une attitude désinvolte à l'égard des prix - il en reçut plusieurs -et des critiques, avec lesquels ses rapports étaient (pour le moins) difficiles. Comme tout le monde il avait ses défauts. Mais ce qu'il avait de rare était exceptionnellement rare. Je n'ai jamais retrouvé autant de qualités, et pourtant j'ai eu la chance de connaître les meilleurs et les plus grands. »
De cette collaboration, Pierre Laville retire des enseignements multiples. Sur le plan humain tout d'abord : une discipline au travail, un entraînement à viser au plus haut. S'entêter, traverser les barrages, si cela doit mener à l'invention de quelque chose de nouveau. Ne pas s'arrêter aux idées reçues. S'ouvrir aux occasions d'inventer des choses différentes. Se charger beaucoup et de beaucoup de choses, car c'est dans la générosité, l'abondance que l'on peut peut-être trouver l'important et le rare.
La liberté de penser individuellement et d'évoluer, c'est le droit absolu que Pierre Laville revendique toujours et c'est aussi sa grande qualité. On ne pourra jamais lui reprocher d'être sectaire : dans sa démarche et dans ses choix. Que ce soit en tant que directeur de théâtre ou de revue, il est toujours resté ouvert à tous les genres et à toutes les formes de théâtre : depuis un théâtre à base théorique et à fonction idéologique active en passant par l'avant-garde d'un langage détruit ou recomposé, jusqu'à un théâtre dit de divertissement.
« Je trouve que la vie est trop variée, trop passionnante, trop riche à vivre pour se laisser réduire à une seule école de pensée. Je trouve sinistres des gens qui sont capables de dire : « je pense cela, cela seulement et rien d'autre ». Les gens qui n'essaient pas de s'ouvrir et qui ne sont pas curieux sont frustrants. L'acte théâtral est protéiforme. C'est une espèce de dieu aux bras multiples. »
Le théâtre par définition est un lieu de transformation, il est une métamorphose. Et c'est ce changement permanent que Laville exalte particulièrement dans l'acte et dans l'évolution du théâtre. « Depuis plus de vingt ans que j'ai le bonheur de vivre dans le théâtre, toutes les « vérités » les plus définitives ont changé plusieurs fois. On monte au pinacle celui-là même qu'on a fait tomber il y a deux ans, pour l'abattre un an après. Acceptons la diversité. »
Cette attitude ouverte, tolérante et éclectique, est résumée dans cette phrase de Peter Brook : « L'imagination n'a pas de forme.», depuis dix ans, en-tête de tous ses éditoriaux d'Acteurs. Cette phrase résume sa morale d'artiste et son rapport au théâtre. Et c'est avec ardeur qu'il défend sa conviction que l'espace de la création est illimité. « Tous ceux qui donnent une forme unique, une voie unique à leur imagination sont dans l'erreur. Ils peuvent être pour un instant de très grands créateurs, mais ils n'auront qu'un seul axe de vue. »
Sur le plan artistique, il a appris à choisir l'imparfait contre le parfait, et à préférer un spectacle inégal mais contenant cinq minutes sublimes à un spectacle irréprochable. À choisir aussi la découverte et la création plutôt que la réhabilitation des classiques, aussi brillante qu'elle soit. « À une grande mise en scène classique de Strehler, admirable évidemment, dit-il, je préfère le spectacle d'une jeune compagnie ou la pièce d'un jeune auteur, dans une petite salle lointaine, créée par des gens que je ne connais pas. Je me sens entièrement engagé dans le langage contemporain. Je n'ai qu'assez peu de goût pour les classiques. Leur langage est dévié, décalé... Les embryons de vie qui survivent dans ces textes, qui ont survécu à leur siècle, nous touchent encore, mais restent de l'ordre du résidu. Les interpréter revient à les détourner. Un texte ne respire tout son sens que dans son époque, cela dure deux ou trois générations. Les classiques sont des textes référenciés dans l'histoire ; Certes, on peut y ajouter des dimensions parfois éblouissantes de sens, d'intelligence. Ainsi, par exemple, Hamlet, par Chereau ; mais Shakespeare n'est pas un auteur classique, il reste barbare, au-delà de toutes les référenciations possibles. »
AU GOUVERNAIL : NANTERRE
Paradoxalement, la vie de vagabondage et cette passion de la découverte hors l'institution, amènent Pierre Laville à la direction d'un théâtre. Et ce qui est plus paradoxal encore, c'est que cela se fait grâce à Serreau. En 1969, Pierre Debauche, qui avait fondé le Théâtre des Amandiers, allait dédoubler son entreprise en une Maison de la culture et un Centre dramatique national. À cette époque, plus rigoureuse qu'aujourd'hui quant aux principes, il n'était pas très bien vu de diriger deux entreprises à la fois. Il fallait une double direction et Pierre Debauche cherchait un partenaire. « C'est Jean-Marie Serreau qui m'a poussé à accepter la proposition de Pierre Debauche, étant entendu que je ne romprai pas le lien de travail et de complicité qui nous réunissait. J'ai donc quitté l'Université pour devenir directeur de théâtre, un très jeune directeur qui avait tout à apprendre ou presque. »
II restera au Théâtre des Amandiers sept ans, de 1969 à 1975. Un expérience très riche à la fois en amitiés et en découvertes professionnelles. À Nanterre en 1969, après les événements de Mai 68, Pierre Laville se trouve au cœur d'un intense débat politique aussi bien au théâtre, dans la ville, qu'à l'université de Nanterre (où, ainsi qu'à Vincennes, il a continué à donner des cours mais, cette fois, de théâtre). À la direction du Théâtre des Amandiers, Pierre Laville et Pierre Debauche se sont partagés les tâches. Leurs fonctions tout comme leurs compétences et leurs préoccupations étaient complémentaires. Pierre Debauche avait la conviction et le talent rare d'unir le théâtre et l'action culturelle dans la cité et de savoir directement intervenir auprès des travailleurs dans les usines, dans les entreprises et aussi auprès des élèves dans les écoles. Son activité d'animation culturelle était passionnante et positive.
« Pierre Debauche, raconte Pierre Laville, était extraordinairement préoccupé par la relation avec le public. Je n'ai jamais vu un homme de théâtre aussi fasciné, aussi obsédé par la conquête d'un public. Dès son arrivée à Nanterre, qui était une ville ouvrière, communiste, pauvre, laide, sans urbanisme, complètement défavorisée et négligée sur le plan culturel, il a commencé d'abord sous chapiteau, puis dans des lieux ouverts, une activité de théâtre de grande qualité. Il avait une vision unique du rapport de l'artiste à la cité et de l'artiste à son travail. Sa démarche était une application littérale de ce qu'on peut appeler « l'idéologie vilarienne ». Passionné, excessif il usait d'une parole « magique » avec les élus locaux, les partis politiques, les représentants syndicaux. »
Alors que Pierre Debauche réalisait ses propres spectacles et était très axé sur la liaison avec la cité, Pierre Laville était chargé de la programmation architecturale du nouveau théâtre et de la création contemporaine. Il participait, en principe, aux choix des pièces que montait Debauche. « II y en eut que j'aimais beaucoup, dont la réalisation fut périlleuse : la création du Jeune homme de Jean Audureau avec Nicole Garcia, Pierre Arditi, Patrick Chesnais, celle de La Cigogne d'Armand Gatti avec Catherine Sellers, ou de La Fuite, première pièce de Bougakov en France, avec Daniel Gélin. »
Pour la programmation du nouveau Théâtre des Amandiers, Pierre Laville, après plusieurs missions d'études sur l'architecture et le fonctionnement des nouveaux théâtres, a travaillé avec un scénographe de grand talent, Bernard Guillaumot, qui a refait le TNP de Villeurbanne et construit les Amandiers de Nanterre, La Criée à Marseille , les Maisons de la culture de la Rochelle et du Havre, La Ferme du Buisson. Il est, sans qu'on le sache, un de ces hommes de théâtre très rares, experts dans la partie technique et de tout ce qui se passe dans un théâtre.
Selon « l'entente cordiale » établie entre les directeurs du Théâtre des Amandiers, Pierre Debauche prenait en charge les spectacles à vocation populaire, et Pierre Laville avait la responsabilité des créations de nouveaux auteurs.
« Les programmes de création d'auteurs français contemporains, de 1972 à 1974, comprenaient deux séries de créations : le « théâtre joué » - dix spectacles - et le « théâtre dit » — dix lectures. Le pari, tenu, était que les dix spectacles de l'année devaient coûter le prix d'un spectacle monté dans la grande salle. Ces spectacles, sous une forme épurée, souples dans la représentation et dans la scénographie, ont été présentés à l'extérieur du Théâtre des Amandiers, dans des lieux très divers (Maisons des jeunes, gymnases, hangars). On jouait beaucoup à l'époque dans des lieux non-théâtraux. Le but de ces créations était de mettre en contact de jeunes écrivains et de jeunes metteurs en scène alors inconnus en leur produisant un spectacle, pour dix représentations. Personne alors n'aurait osé imaginer l'ampleur que prendrait cette opération. Certains spectacles, au lieu de se jouer dix fois comme prévu, ont dépassé trois cents représentations. »
Le premier spectacle de la série, Sarcelles-sur-mer que, sur le conseil de Gilles Sandier, Pierre Laville a commandé à Jean-Pierre Bisson, était joué par une équipe d'acteurs encore peu connus à l'époque, Pierre Arditi, Florence Giorgetti, Nicole Garcia, Jean-Paul Farré... Un triomphe. Le Nuage amoureux, crée par Mehmet Ulusoy d'après Nazim Hikmet, fut aussi un énorme succès.
Fasciné par les écritures extrêmes, « jusqu'au boutiste » Pierre Laville fît créer Bond en avant de Guyotat. Dans un décor de quartiers de viande, joué par Alain Ollivier, Christian Rist, Marcel Bozonnet, le spectacle s'est fait beaucoup remarquer. Il a ensuite présenté les premiers textes de Valère Novarina (« redécouvert » quinze ans plus tard !). L'Atelier volant fut mis en scène par Jean-Pierre Sarrazac dans le sous-sol du Théâtre de Suresnes. Le Babil des classes dangereuses a été révélé par Marcel Maréchal. Deux pièces de Michel Deutsch, La Bonne Vie et L'Entraînement du champion avant la course, présentées par Robert Girones ; La Nuit du comédien, première pièce de François Bourgeat ; Madame Hardy, texte d'un jeune auteur inconnu alors, Bruno Bayen, ou encore Les Catcheuses de Jean-Bernard Moraly réalisé par un jeune metteur en scène débutant, Daniel Mesguich, à sa sortie du Conservatoire.
Il ouvrit aussi les Amandiers aux premières expériences de théâtre musical, dont La négresse Jésus, avec Catherine Dasté, Michael Lonsdale, Daniel Berlioux, Michel Puig et Toto Bissainthe.
Parmi les événements qui ont marqué Nanterre, Pierre Laville évoque d'abord la rencontre d'Helen Weigel, venue avec le Berliner Ensemble présenter La Mère de Brecht. « Weigel en scène a été peut-être l'actrice que j'ai le plus admirée. Ce fut son dernier rôle, et Nanterre l'endroit où elle a joué pour la dernière fois. Elle est morte quelques semaines plus tard. »
Cette même saison 1972/73 a été marquée par l'invitation, par Pierre Laville, de Patrice Chereau, alors réfugié au Picolo de Milan, avec La Finta Serva de Marivaux, qui revenait travailler en France pour la première fois depuis son départ forcé de Sartrouville.
Cette même saison encore, Pierre Laville fît venir à Nanterre la Compagnie du Cothurne de Marcel Maréchal avec deux spectacles splendides, Puntila et son valet Matti de Brecht et Fin de partie de Beckett. De cette rencontre naissent à la fois une complicité professionnelle, une amitié fidèle et profonde. « La fidélité au théâtre est d'autant plus précieuse que nous travaillons dans l'éphémère. L'acte théâtral est bref, on lui donne une vie longue à travers les affections ou les loyautés durables. »
Une autre rencontre de Nanterre, très importante pour Pierre Laville, est celle d'Antoine Vitez. « II avait fondé avec Pierre Debauche une école — Brigitte Jaques, Malartre y ont débuté — et travaillait très régulièrement aux Amandiers. Son Électre, grand événement de Nanterre, reste pour moi un merveilleux souvenir. C'était très impressionnant de voir naître un grand homme de théâtre, qui, sur une saison, formulait sa théorie et sa pratique. Cette démarche a commencé avec un spectacle créé sur des bancs d'école, en « petite forme » : La Grande Enquête de François Félix Kulpa de Xavier Pommeret, s'est développée exemplairement avec Électre, puis avec Mère courage ». Vitez est resté trois ans à Nanterre, trois années extrêmement importantes pour lui... Il avait une boulimie de faire et de théoriser aussitôt, de formuler son travail, délibérément. Une passion de soi réfléchie, et à froid. Il y avait en lui une revanche à prendre, hâtivement. D'où cet humour distant et rieur ; il n'était dupe de rien. Il voulait pulsionnellement rattraper le temps perdu (il « débutait » à quarante ans...) avec le besoin d'oublier les longues années de travail obscur ; presqu'une rage, qui ne l'a jamais quitté, et ce besoin de séduire. »
LE PALACE AU SERVICE DE LA CRÉATION
Après sept années de co-direction à Nanterre, Pierre Laville s'engage, seul, dans une expérience parisienne. « Je n'ai pas choisi le Palace. Michel Guy, nouveau ministre qui avait suivi de près ce que j'avais fait à Nanterre, voulait absolument me confier la direction d'un théâtre national. Il m'a d'abord proposé la direction du Théâtre national de Chaillot, à la suite de Jack Lang en 1975, que j'ai rerusée. Puis il a voulu me nommer à l'Odéon, mais Pierre Dux avait été renommé par Peyrefîtte. Michel Guy tenait absolument à sauver le Palace, qui risquait d'être démoli. J'ai accepté d'y créer un Centre national de création contemporaine. »
Pendant presque quatre ans Pierre Laville mènera au Palace, dans le droit fil de l'esprit de Nanterre, une politique audacieuse de découverte des textes et des auteurs, visant non pas seulement à rendre compte de la création contemporaine mais encore à la provoquer.
Ainsi dans sa première saison, après avoir accueilli pour l'ouverture, Une Anémone pour Guignol de Marcel Maréchal, enchaîne-t-il avec une série de commandes : à Copi La Pyramide, à Benedetto Alexandra K., à Jean-Pierre Sarrazac Lazare lui aussi rêvait d'Eldorado, à Georges Michel Léon, puis d'autres commandes encore : à Daniel Mesguich, Valère Novarina, Hélène Cixous, Jacques Dupin, Jean Gillibert, Jean-Marie Patte et Jean-Marie Le Clézio. Il retrouve aussi au Palace l'équipe Catherine Dasté, Michael Lonsdale, Michel Puig, tout comme Jean-Pierre Sarrazac et un transfuge de l'Aquarium, Thierry Bosc.
La première saison, dix créations furent entièrement produites, suivies par la création de La Passion du général Franco de Gatti, pièce qui avait été interdite au TNP par Malraux, ce qui avait fait scandale. « Je tenais beaucoup a cette création parce que personne n'avait osé la faire. J'estimais qu'il était de mon devoir de créer cette pièce. J'ai raclé tous les fonds de tiroir pour y arriver. Gatti, gouffre à finances, ne voulant pas jouer dans la salle du Palace, m'a obligé à louer les entrepôts Calberson dans le XIXème en bordure du périphérique. On a donc fait du théâtre dans des entrepôts en ciment, colossaux, créant La Passion du général Franco avec vingt-cinq acteurs (dont André Wilms). On a joué cela avec beaucoup de succès mais on a perdu beaucoup d'argent aussi, car le spectacle, si beau fut-il, n'était pas rentable. »
Le Palace était une belle et bonne maison, mais l'ouverture du Centre Georges Pompidou écrasant le budget de la Culture, et Michel Guy ne pouvant pas continuer à subventionner comme il le souhaitait les compagnies parisiennes qu'il avait installées (au Palace, au Récamier, au Théâtre Oblique à la Bastille) la subvention du Palace fut substantiellement diminuée.
Malgré cela Pierre Laville persiste. En 1977, il fait remonter Les Paravents de Jean Genet en confiant la mise en scène à Daniel Mesguich et à Gervais Robin. « Je n avais pas les droits des Paravents. Je suis allé voir Jean-Paul Sartre qui m'a assuré : « Je sais ce que vous faites au Palace, foncez, Genet est mon ami, je suis sûr qu'il ne refusera pas. N'ayez aucune inquiétude il ne vous créera pas de soucis ».« J'ai donc fait monter la pièce. Mais, à la deuxième représentation, est arrivée la police, qui a fermé les portes du théâtre avec des chaînes. Je suis sans doute le seul directeur à qui Jean Genet a fait fermer un théâtre par les flics, pour la seule raison (c'était une idée fixe), qu'il ne voulait pas qu'on joue ses pièces sous Giscard d'Estaing ! Argument inévaluable. Sartre et De Beauvoir étaient consternés. On a joué deux fois Les Paravents au Palace. Ce qui m'a coûté quatre cent mille francs à l'époque. Cher. D'autant que, pour le spectacle suivant, le déficit fut doublé par Jean-Marie Patte ! »
Des paris artistiques audacieux, des engagements esthétiques affirmés, des expériences exaltantes, le Palace était tout cela. Avec même un incident fâcheux à la fin de la troisième année : la rencontre d'un escroc (une personne à qui Pierre Laville devait céder le Palace, ayant le projet de prendre la direction du Théâtre de l'Atelier), qui avait fait pour son compte et au nom du théâtre, des dettes dont Pierre Laville ignorait tout et qu'il a payées !
II dresse un bilan positif de cette période, dont il parle avec un réel bonheur. « C'étaient des années extrêmement heureuses parce que j'ai eu la chance de rencontrer au Palace, des gens magnifiques, de Gatti à Copi, la marge est grande, qui représentent d'ailleurs bien cette diversité de vue, de langage et de forme que j'ai toujours voulu défendre et affirmer. »
En dressant le bilan de ses dix ans de direction de théâtre, d'abord à Nanterre puis au Palace Pierre Laville ajoute : « Ces dix années de direction ont été magnifiques. J'ai pu expérimenter avec passion tant de formes possibles : théâtre public et théâtre privé, les entreprises de prestige, la marge, les jeunes compagnies, les écrivains contemporains, un jeune public. »
S'il a décidé d'arrêter cette expérience en tous points passionnantes, c'était que l'écriture devenait pour lui de plus en plus une urgence, un métier en soi, plus encore une nécessité intérieure, à qui sacrifier la direction d'un théâtre.
FORMER, TÉMOIGNER, INFORMER
L'enseignement, la formation font partie intégrante de la démarche de Pierre Laville. C'est un geste naturel qui va de soi chez ce fils d'enseignants, « programmé » pour être lui-même professeur, et qui l'est devenu à l'École des hautes études à la Sorbonne à Paris, puis devenu directeur de théâtre, à l'Institut d'étude, théâtrales de Nanterre et à la faculté de Vincennes. Au total, il a cumulé plus de douze ans d'enseignement dans des domaines et à des niveaux différents. « J'ai été très proche de l'École des Amandiers, avec Pierre Debauche et Antoine Vitez, et participé à l'atelier de formation du Théâtre national de Marseille. J'ai travaillé avec Denis Bablet et l'équipe de recherche du CNRS, et j'ai été juré, à l'entrée ou la sortie, dans diverses écoles de théâtre. L'enseignement c'est d'abord une forme d'élucidation de soi, et quand on a atteint la clarté de ce qu'on enseigne, commence un dialogue très riche, où vont se poser toutes les questions, de l'écriture, de la fonction du théâtre, de l'éthique. Autant je n'ai pas voulu être metteur en scène, autant j'ai envie d'enseigner et de diriger de jeunes acteurs. »
Écrire le théâtre, c'est aussi le décrire, chercher à fixer ce qui est éphémère, témoigner de ce qui est unique, saisir dans l'écriture ce qui n'est pas reproductible, transmettre l'expérience, laisser les traces d'une pratique. Cette volonté s'est exprimée dans Acteurs. Cette revue prend son origine dans un projet lointain formé en 1974, année où Pierre Laville prenait la décision de quitter Nanterre, où Marcel Maréchal allait faire de même à Lyon et où Jean-Marie Serreau se sentait à l'étroit à la Cartoucherie. Tous les trois projetaient de prendre la direction du Théâtre National de Chaillot et d'y créer une revue de théâtre, une revue libre, ouverte, au moment où disparaissait Travail théâtral. La mort de Jean-Marie Serreau, les engagements séparés de Marcel Maréchal et de Pierre Laville ont remis à plus tard ce projet. Marcel Maréchal organisant au Festival d'Avignon 1981, une conférence de presse sur la création du Théâtre national de Marseille « La Criée », Pierre Laville improvisa l'annonce de la création d'une revue, Acteurs (dont Maréchal trouva le titre).
Un éditeur, Louis Vollaire, présent dans la salle, proposa d'en assurer la publication. Marché conclu. Pierre Laville en devient le directeur de la rédaction, Marcel Maréchal, à titre personnel, le directeur de la publication... jusqu'à ce qu'il renonce, des esprits « malins » disant, à tort, qu'Acteurs était une émanation du TNM comme Théâtre/Public pouvait l'être de Gennevilliers ; lui ont succédé : Christian Dupeyron (qui quittait L'Avant-scène), Jean Chollet ( d'Actualité de la scénographie) puis Jean-Paul Capitani, directeur administratif d'Actes Sud.
Acteurs est aujourd'hui (outre l'Avant-scène, avant tout grand éditeur de pièces) la seule revue française de théâtre qui, depuis dix ans, paraît de façon ininterrompue. Un exploit d'autant plus remarquable qu'Acteurs ne bénéficie toujours pas de subvention du ministère de la Culture.
« Acteurs reste un outil d'information générale, un outil qui fixe la mémoire, une revue qui, je l'espère, véhicule une certaine passion, une certaine énergie qui incite à aller au théâtre.
Ce profil était déterminé aussi par rapport aux autres publications théâtrales, Travail théâtral de qualité exceptionnelle, mais dogmatique, ou le remarquable Théâtre/Public de l'équipe Sobel à Gennevilliers. Si je n'ai pas fait d'Acteurs une revue plus engagée dans la réflexion théorique c'est parce que Théâtre/Public le fait fort bien.
Si les orientations d'Acteurs n'ont pas varié depuis dix ans, la forme, elle, a changé, particulièrement depuis qu'Actes Sud est devenu notre partenaire - hommage soit ici rendu à Hubert et Christine Nyssen, à Jean-Paul Capitani et Françoise Nyssen, dont la générosité, la culture et le dévouement sont admirables... Actes Sud a souhaité que le format devienne homologue à leur collection, d'où le format vertical, beaucoup plus livre que revue. La diffusion, faite d'abord par PUF puis par Flammarion, n'étant plus assurée en kiosques mais en librairies. Par contre, cette formule réduit de beaucoup le lectorat et quelque part est en porte à faux. Un jour, il faudra trouver une solution nouvelle. »
L'originalité d''Acteurs tient à sa double mémoire. Objective, quant au contenu, qui se situe hors du rapport critique au sens traditionnel du mot ; la revue ne critique pas, n'attaque pas, ne condamne pas, elle exprime un jugement négatif par le silence, l'impasse qu'elle fait sur certains spectacles. Et subjective, par les éditoriaux de Pierre Laville toujours très engagés, posant des questions, sans concessions.
L'objectivité qu'Acteurs tient à conserver dans son contenu est fragile, vu l'éphémérité de l'acte théâtral (il faut en rendre compte vite). La périodicité, bimestrielle, oblige aussi à faire des « chèque en blanc », traitant certains sujets par avance, fondés sur le discours de metteur en scène ou d'un acteur qui se met en valeur. « II arrive - dit Pierre Laville - qu'on s'aperçoive que le spectacle ne tient pas ses promesses. On ne peut plus alors revenir en arrière. »
En cours de route la revue Acteurs s'est doublée d'Auteurs. Le choix des pièces publiées est dicté par la volonté d'équilibrer les genres.
« J'essaie de doser les créations du théâtre public et du théâtre privé. Je trouve extrêmement réjouissant de publier l'intégrale - je suis le seul à l'avoir fait - de Par-dessus bord de Vinaver, en deux numéros, puis, dans un numéro suivant, Les Dégourdis de la 11ème joué au Palais-Royal. Les moeurs ont évolué. Lorsqu'il y a quelques années, j'avais mis en couverture d'un côté le Richard IV d''Ariane Mouchkine et de l'autre Le Nombril d'Anouilh cela a choqué, certains estimant les deux spectacles incompatibles. J'ai récemment fait figurer Eurydice d'Anouilh en couverture, cela n'a troublé personne. Tout comme on trouve aujourd'hui naturel que Jean-Pierre Vincent aille jouer à Mogador. Les choses ont fini par se mêler et c'est tant mieux. En même temps, cela ne veut pas dire qu'il n'y a qu'un théâtre et que tout se vaut. Non. Il y aura toujours une différence considérable de finalité entre les divers type de théâtre. Reste que dans le genre du divertissement, il peut y avoir autant d'exigence, d'honnêteté, de scrupules, de talent, autant de valeur que dans le théâtre de réflexion ou de recherche. De la même manière, certains spectacles du service public sont faits dans des buts et avec des moyens vulgaires, et carrément commerciaux. »
Des regrets ? « Certainement - dit Pierre Laville - il y a, surtout, le grand regret d'avoir commandé des articles sur des spectacles pas encore créés et qui ne méritaient pas qu'on en parle, ou de n'avoir pas parlé de certains spectacles sur lesquels il est trop tard pour revenir II y a aussi la frustration de ne pas aborder plus souvent des dossiers de réflexion (mon passé universitaire est toujours là ; parfois, je préférerais faire Théâtre/Public !). Quoique, reprenant Acteurs du premier au dernier numéro, reste l'ampleur de la quantité d'informations réunies pendant ces dix années. »
Pour porter encore plus largement témoignage du théâtre, Pierre Laville, réussit à mettre en œuvre, cinq années durant, une émission de théâtre à la télévision (Plaisir du théâtre sur A2, Tous en scène sur FR3). « J'ai arrêté - dit-il - après avoir produit cinquante-cinq émissions d'une heure, car j'avais fait le tour de la question et je ne pouvais plus, dans le genre, que me répéter. Pourtant tout marchait bien, on « touchait » plus d'un million de téléspectateurs. »
INVENTER LE THÉÂTRE
Pierre Laville a été longtemps intimidé par le fait de l'écriture théâtrale. De plus, le travail avec Jean-Marie Serreau l'avait confronté à l'écriture des plus grands, Beckett, Césaire, Ionesco. « Je les avais vus, raconte-t-il, venir présenter avec une humilité incroyable leurs pages d'écriture, remettre en question chaque phrase, chaque idée. Et c'est encore Jean-Marie Serreau qui a été le révélateur de mon envie d'écrire. Je me souviens du jour où il m'a commandé une pièce, dont il me suggérait le titre : Les Ressources naturelles, qu'il s'engageait à monter lui-même, dans un an. Je ne l'ai pas cru. Or le lendemain, en prenant le métro, j'ai lu dans France-soir : « Jean-Marie Serreau créera la première pièce de Pierre Laville, Les Ressources naturelles, au Théâtre de la Tempête à la Cartoucherie. » II donnait la date : une année plus tard exactement ! Je me suis mis aussitôt au travail, et j'ai écrit la pièce. Il l'a aimée. Il en a dessiné le décor et allait commencer les répétitions. Il est mort avant de pouvoir la créer. »
C'est André-Louis Perinetti qui a pris le relais en créant la pièce à Strasbourg au TNS. En même temps, Lucien Attoun l'a produite sur France-Culture, avec Maria Casarès, et l'a publiée chez Stock. Un départ on ne peut plus encourageant pour un jeune auteur qui se voit commander dans la foulée, quasi simultanément, une adaptation de Intrigue et Amour de Schiller, par Lucien Attoun, qui la créée à France-Culture, avec Alain Cuny, et La Célestine, sa seconde pièce, par la Comédie-Française. Pierre Laville se souvient : « La première représentation des Ressources naturelles avait été une soirée animée à plusieurs égards. Il y avait dans la pièce des allusions à de Gaulle, au drapeau français, etc. Le conseil municipal et le maire de Strasbourg se sont levés et ont quitté la salle. Il a fallu attendre l'entracte pour apprendre que la raison de cette sortie précipitée était l'annonce de la mort de Pompidou. Le même soir, Pierre Dux m'appelait, à Strasbourg, pour me commander une Célestine, que Marcel Maréchal devait monter, et me donnait carte blanche pour adapter le texte de Rojas. Il avait fixé la date de présentation de la pièce au comité de lecture du Français. C'était une fois encore une provocation. »
La Célestine, qui pour la troisième fois lui revenait : Jean-Marie Serreau lui avait proposé ce sujet, et Helen Weigel lui en avait parlé car elle devait jouer le rôle au Berliner Ensemble.
« La Célestine, à la base, est un texte immensément long - vingt cinq journées -évidemment injouable dans sa totalité. Pierre Dux me demandait d'écrire, à partir de cette matière, non pas une adaptation mais une pièce libre, originale. Je n'ai gardé de l'œuvre de Rojas que les noms des personnages et la trame générale. À cette époque (1975) la psychanalyse me passionnait, et les variations du rapport entre le désir et la jouissance... ». La Célestine a été acceptée à l'unanimité par le Comité de lecture et a été créée d'une façon retentissante. Marcel Maréchal en avait fait un spectacle très fort, très surprenant avec des acteurs sublimes dont Denise Gence, Christine Fersen, Catherine Samie, Jean-Paul Roussillon, Patrice Kerbrat, Fanny Delbrice, Michel Etcheverry, Alain Pralon. Il y avait dans le spectacle une vraie liberté de ton et d'allure. Or cela intervenait au moment où on allait renouveler (ou non) Pierre Dux à la tête de la Comédie-Française. Jean-Jacques Gautier, du Figaro, qui aurait bien voulu s'asseoir à sa place, sachant que La Célestine était une commande de Pierre Dux, a violemment attaqué la pièce dans trois articles successifs. Les quarante représentations devant le public ordinaire se sont passées très bien, mais les huit « mardis habillés » ont donné lieu à d'extravagantes batailles dans la salle. Inscrite dans les annales parmi ces rares créations qui ont bousculé les habitudes du public et les conventions de la salle Richelieu, La Célestine s'est gravée aussi dans la mémoire de la troupe du Français, qui l'a choisie pour fêter le tricentenaire de la Comédie-Française.
Depuis La Célestine, plusieurs pièces et adaptations de Pierre Laville ont été montées par Marcel Maréchal, dans le suivi naturel des choses? D'aventure en aventure, de création en création, une complicité professionnelle et une intimité amicale et créatrice se prolongeant et se consolidant entre-eux. « Marcel a, notamment, mis en scène magnifiquement Le Fleuve rouge et Glengarry Glen Ross. Ensemble, dit Pierre Laville, quand nous travaillons sur une de mes pièces, nous sommes un peu craintifs. Notre échange, fraternel, intime, est extrêmement stimulant. Notre confiance est totale. Nous sommes très différents et très complémentaires. Comme conseiller artistique auprès du Théâtre national de Marseille, je poursuis, depuis plus de quinze ans, un chemin extrêmement chaleureux et constructif ».
Après La Célestine, Du côté des îles a été créée en 1980 à l'Odéon par Jacques Rosner, avec Hubert Gignoux et des jeunes acteurs qui débutaient à l'époque et s'appelaient : Bertrand Bonvoisin, Laurence Roy, Claude Mathieu, Tcheky Karyo, Laurence Mayor, etc.Le Fleuve rouge, en 1981, à Marseille puis au Théâtre national de Chaillot, a été un grand succès. La critique, unanime, saluait tout autant le metteur en scène que l'auteur (2). Michel Cournot enthousiaste écrivait dans Le Monde : « Pierre Laville écrivant sa nouvelle pièce fait revivre avec une force merveilleuse Maïakovsky, Boulgakov, Stanislavsky, la célèbre actrice Priakina. Dans le Moscou de 1930, Laville fait se cogner poètes, censeurs, éditeurs et énergumènes bizarres, à la fois diables, chats, fantômes de bureaux ou d'instances, et même Staline, qui du Kremlin, appelle directement les particuliers au téléphone. Les tableaux filent grand train, colorés, violents, les dialogues à brûle-pourpoint brassent les urgences concrètes et les bontés idéales. C'est rapide et net comme un rêve du matin. Du vrai grand théâtre de sensations pures et d'idées. L'une des plus fortes pièces de ces années. Spectacle qui donne une saisie admirable du mystère de la création politique et poétique ».
Lucien Attoun souligne « le talent lyrique personnel de Laville » et remarque : « dans ce Fleuve rouge coule la vie bouillonnante d'éclats, dans laquelle le théâtre et le politique se frottent, se reflètent dialectiquement comme pour nous envoyer à notre aujourd'hui rêves et réalité du nécessaire changement. » Enfin Mathieu Galey note : « C'est une remarquable idée de théâtre que de prêter à Belzebuth les divers visages de tous ceux qui ont persécuté Boulgakov sans l'étouffer tout à fait, de Stanislavski à Staline, figures de destin dont les fantaisies sont imprévisibles ».
Dans Du côté des îles et Le Fleuve rouge Pierre Laville affirme sa volonté de témoigner sur le monde d'aujourd'hui.
Ces pièces, étapes importantes dans son écriture, mettent en place les deux fils essentiels de son œuvre : veine historique et chronique de la société française d'aujourd'hui. À cette seconde veine imprégnée d'une musique tchékhovienne et inaugurée par Du côté des îles appartiennent : La Maison sous les arbres, Les Nuits et les Jours, Retours. « Ce sont des pièces très ancrées dans la société française d'aujourd'hui, dit Pierre Laville. J'aimerais qu'elles soient des plans de coupe, des visions qui semblent réfléchies d'une réalité vivante, comme nous sommes, comme plus tard on nous supposera. J'aimerais qu'à travers eux on saisisse mieux, qu'on comprenne mieux ce que nous vivons, lucidement, sans laisser-aller et avec sympathie ».Les Nuits et les Jours dont le titre fait référence à Tchekhov, créée en 1985 par Catherine Dasté au Théâtre 14 - Jean-Marie Serreau (3) à Paris, raconte le malaise des personnages qui cherchent en vain à se situer et à se définir à la fois par rapport à leurs rêves et aux nécessités de la réalité d'aujourd'hui. Une pièce rare dont la portée n'a pas échappé à Michel Cournot : « Écouter Les Nuits et les Jours c'est entendre la trame du temps, sa voix nue. Dans cette pièce, plus les femmes et les hommes essaient, ne serait-ce que pour se rejoindre, de tendre des signes de leur être personnel, de leur histoire et de leur âme singulière, plus leurs yeux et leurs voix perdent leurs couleurs propres, se fondent dans la substance ambiante de la trame du temps, ce tissu si fin, si impalpable de l'existence que tous sans y songer partagent. (...) Mais tout se passe ici comme si les qualités et les mémoires sensibles, non conciliables d'une poignée de protagonistes pris très loin l'un de l'autre dans la multitude se confondaient à l'instant, disparaissaient dans la pénombre, dans la brume opaque d'une exhalaison dans la vie. (...) Cette pièce de Laville (...) nous fait entendre, atteindre le phénomène infini, invisible, normalement inaudible de l'immanence sourde et du champ aveugle à travers lesquels cheminent tant bien que mal, de bon cœur et à cœur défendant, tout être ici—bas.»
Retours a été créé en 1988 au Théâtre national de l'Odéon par Patrice Kerbrat avec d'admirables interprètes, Hélène Vincent, Michelle Marquais, Andrée Tainsy, Laurent Malet... C'est une saga de la grande bourgeoisie de province confrontée à la fois à la mort du père de famille et à la chute de « l'empire » familial. Un grand poème dramatique où le présent repousse, refoule de toutes ses forces le passé. Comme toujours chez Laville c'est l'histoire du temps, ce grand fleuve qui emporte tout. Jean Vauthier qui a préfacé le texte de la pièce publié chez Actes Sud—Papiers admire « l'économie radicale » de l'écriture de Pierre Laville. C'est « une pièce attachante où l'on parle de mort, de vie, d'espoir, de renoncement, de réalité, de rêve ». Jean Vauthier compare l'écriture de Pierre Laville, le langage et l'organisation dramatique de l'œuvre à un « rêve éveillé », c'est, dit-il, « le théâtre et la vie saisis dans leur émergence. (...) La poésie fait invasion. Pierre Laville est un poète. (...) Il n'évite pas la submersion en poésie : il pêche en lui ce qui est en nous et à partir de cela il vogue en sa pensée pour nous capturer. Il met la vie sur le plateau à partir du « roman », lequel devient dialogue très efficacement. (...) Sa pensée, son langage sont au-delà des notions d'époque, des conditions de vie, des antécédents et des exigences économiques. C'est la voix de l'homme de toujours quelque soient son peuple, son ethnie et son temps. »
Le Fleuve rouge, qui ouvre la veine historique, toujours très engagée par rapport à notre problématique éthique et politique, est avant tout un débat sur l'identité et la liberté de l'artiste.
C'est aussi la rencontre directe avec la Russie, qui se prolonge dans l'écriture de Pierre Laville dans Tempête sur le pays d'Egypte (1991). Deux personnages sont les acteurs de ce « récit théâtral ». Un homme, jeune diplômé de médecine, qui pourrait s'appeler Tchekhov ou Boulgakov, et une infirmière. On y découvre les réalités du travail de médecin d'un petit hôpital de campagne dans la Russie du début du siècle. Parcours initiatique, réalité concrète, rêve, mise à l'épreuve, jeu de théâtre, la pièce mêle tous ces fils, toutes ces visions se confrontent et s'éclairent les unes par les autres. La Russie, ses chers russes, Tchekhov, Boulgakov, Tolstoï, visiblement inspirent Pierre Laville. « Autant je ne me sens pas du tout influencé par la convention du théâtre anglais ni par la réthorique du théâtre allemand, autant je suis extrêmement sensible aux littératures continentales des deux immenses pays que sont les USA et la Russie-URSS, entre lesquelles il y a beaucoup plus de points communs qu'on ne croit. »
La veine historique et le thème de l'identité et de la liberté de l'artiste se retrouvent aussi dans Le Voyage à Bâle, dont Érasme de Rotterdam est le personnage principal. Fatigué de lutter contre l'obscurantisme et l'intolérance pour fuir les pressions de l'Église et des autorités, il se trouve forcé d'entreprendre un voyage périlleux qui le mène jusqu'à Bâle, ville-carrefour, oasis rêvé de liberté. Comme toujours chez Pierre Laville, l'histoire côtoie le présent et son Érasme est aussi d'aujourd'hui, d'où cette bascule finale, parcours accompli, vers Lacan et ses disciples. Ce voyage se situe entre deux mondes : celui d'hier et d'aujourd'hui, celui des vérités établies, et l'autre, nu et pur, en quête de sa vérité.
S'inscrivant dans le droit prolongement du Fleuve rouge, Le Voyage à Bâle porte de façon plus claire encore le credo éthique et esthétique de son auteur. « J'essaie de trouver dans l'écriture la forme d'un rapport au monde, du risque de soi quotidien, du dépassement de soi, des engagements et des choix, de la volonté d'invention, de la plus surprenante vie possible. Ce qui me passionne, c'est essayer de comprendre les rapports que l'on a avec les autres, ce qui nous lie ensemble, de la naissance à la mort. »
Lorsqu'on essaie de construire sa généalogie littéraire, d'établir ses parentés, ses affinités, Pierre Laville ne s'avoue pas d'influences. Les écrivains qu'il admire le plus ? outre Tchekhov, Ibsen, O'Neill. « J'estime énormément le théâtre de Michel Vinaver en France, et Botho Strauss, Peter Handke, Thomas Bernhard sont des écrivains admirables. Et David Mamet, bien sûr »Ses affinités sont peut-être plus palpables à travers les adaptations. Outre la version scénique des Trois Mousquetaires de Dumas (avec François Bourgeat et Marcel Maréchal) qui a été un énorme succès international, Pierre Laville a adapté en français plusieurs pièces, pour la plupart d'auteurs américains.
« Les auteurs que je choisis d'adapter, dit-il, me sont toujours très proches. Je ne traduis et n'adapte que des pièces que j'aime et que j'admire. David Mamet est, depuis O'Neill, l'auteur dramatique américain le plus important. J'aime passionnément son théâtre, dont je souhaite donner l'intégralité en français. Ce qui est passionnant dans le travail d'adaptation, c'est d'essayer de maîtriser toutes les particularités d'une langue et de retrouver, compte tenu d'un écart inévitable à cerner, les équivalences les plus précises au niveau du sens, de la forme et du rythme. Le travail sur la langue de Mamet est un plaisir linguistique quasi sensuel. C'est une recherche quasiment musicale. Mamet crée du langage. En traduisant ses pièces j'ai dû établir une sorte de lexique de 317 mots inventés, de locutions. » La rencontre avec David Mamet date de dix ans, depuis que, en 1981, cet écrivain américain (à l'époque ignoré en Europe et que Pierre Laville ne connaissait pas) a traduit Le Fleuve rouge en américain. Depuis, les deux écrivains, liés par une amitié très profonde, se sont faits des introducteurs de leur œuvre réciproque dans leur pays d'origine. Pierre Laville a traduit en France huit pièces de David Mamet, dont la plupart ont déjà été jouées dans nos théâtres. « C'est une œuvre très importante. Mamet écrit un théâtre contenu dans un présent vécu, violent, sans passé, sans avenir. Il travail au premier degré, sur un concret réel, précis. Il a un langage théâtral qui n'appartient qu'à lui, difficilement comparable. Chez Mamet, tout ce qui est dit est aussitôt contredit par le sous-texte, alors que chez Sam Shepard par exemple, tout ce qui est dit épouse le sens. »
Une autre rencontre littéraire importante pour lui est celle d'Emily Mann, dont il a adapté Still Life, créée à Paris en 1984 avec un grand succès par Jean-Claude Fall au Théâtre de la Bastille. « Emily Mann a un courage extraordinaire. C'est le premier auteur que je vois s'engager aussi loin. Elle écrit à chaud. Il y a toute l'Amérique des minorités dans ses textes. Elle a engagé sa personne dans le théâtre de commentaire social, « documentaire », comme elle dit. » Elle a traduit Les Nuits et les Jours en américain. « J'ai beaucoup aimé adapter en français Hello and good bye d'Athol Fugard pour Myriam Boyer et Jacques Bonnaffé, et rencontrer là le vrai honnête homme qu'est John Berry. »
Les projets de Pierre Laville pour l'avenir proche reflètent la richesse de son registre. Seront bientôt créées ses propres pièces : Tempête sur le pays d'Egypte, Le Voyage à Bâle (publiées toutes les deux chez Actes-Sud Papiers) et La vie est belle, pièce inspirée par les relations de Colette et de Marguerite Moreno. Et les adaptations de la pièce russe d'Alexandre Galine Des étoiles dans le ciel du matin, de Speed the plow, la dernière pièce de David Mamet, et d'Execution of justice d'Emily Mann (pour Jean-Claude Fall).
(1) Aux éditions Cujas : Associations rurales et socialisme contractuel en Afrique de l'Ouest.
(2) Sans oublier les interprètes, Marcel Maréchal, Jean-Claude Drouot, Bernard Ballet, Tatiana Moukhine, Catherine Arditi, Francine Bergé ou Catherine Lachens.
(3) « J'ai donné, en priorité, la pièce au Théâtre 14, car Jean-Claude Amyl allait donner au théâtre le nom de Jean-Marie Serreau. Imaginez ce que représentait pour moi que ma pièce soit créé dans un théâtre qui porte ce nom. »