Pierre LAVILLE
Pierre Laville par Arnaud Desplechin : une vie dans l'art - 18 Avril 2021
Déjeunez avec Pierre Laville, et cinquante années de mémoire vive du théâtre se mettront à scintiller. Une vie de roman ? J’y reviens.
Songez : né dans le Lot, amoureux des études, et du théâtre, il lui faut attendre une mission universitaire à Dakar pour trébucher sur Jean-Marie Serreau et Aimé Césaire, plonger tout entier dans une vie de… théâtre. « Carte, compas, par-dessus bord », écrivait Emily Dickinson.
Pierre Laville s’est inventé une vie au cœur de l’art, le plus français qui soit et le plus cosmopolite qu’on puisse imaginer. Oubliez les frontières, l’homme a un appétit trop vaste.
Votre déjeuner commence, et les noms s’égrènent, fierté et modestie d’un seul tenant, amour des grands hommes et des œuvres : Kateb Yacine, Césaire, Brecht, Claudel, Novarina, Guyotat, Cixous, Bayen, Gatti, Vitez… Sa mémoire sans faille, sa gourmandise… Le vertige me saisit.
L’homme a tout vu, tout vécu, il sait tout, et m’assure tout apprendre.
L’homme directeur des Amandiers à Nanterre, c’était lui, il avait 27 ans ! Et puis Chaillot. Puis l’Odéon… Tous les mythes qui me font tant rêver, Laville les a vécus, et c’est ce qui m’enseigne. Le Berliner Ensemble ? Mais Laville y fit un passage aussi ! Chéreau était en exil en Italie, ce fut Pierre qui l’invitait à Nanterre. Songez : Chéreau !
Le déjeuner se poursuit et Laville se joue de toutes les oppositions factices. Théâtre public ou privé, la poésie la plus haute et une attention populaire. L’art canaille ou le plus classique. Directeur de théâtre ou de revue ? Metteur en scène ou dramaturge ? Auteur ou traducteur ? Cinéma ou théâtre ?
Sa connaissance des acteurs français est une suite dansante d’exercices d’admiration. Quel homme en France sait mieux admirer, quel homme en France sait mieux de quel matériau est fait une actrice ou un acteur ? Et c’est là aussi que se tient son génie. Sans le tremblement des acteurs, nous ne sommes rien. Qui le sait mieux que Pierre, qui a dédié sa vie à avoir une attention aussi fine ?
Depuis Dakar, toute la vie de Pierre est offerte aux quatre vents, les acteurs brûlent et Pierre ne les craint pas. Il sait les étreindre, les entendre, les regarder.
Alors, est-ce une vie de regards que nous écoutons ?
Ce serait oublier l’auteur. La première pièce : Les Ressources naturelles à Strasbourg, puis La Célestine au Français, après un comité de lecture de légende…
Combien de pièces suivront ? Mais j’en ai perdu le compte ! Depuis quelques années, deux étés ?, je reçois comme des samizdats délicieux, les pièces nouvelles auxquelles Pierre s’est dédié. Explorations russes, françaises, modernes ou classiques, le carquois est si vaste, et chaque flèche touche au cœur. Et voilà aujourd’hui les pièces publiées. Elles attendent maintenant la scène.
C’ai connu Pierre par ses innombrables traductions du théâtre américain qui m’importe tant. Là encore, la connaissance ne devient jamais encyclopédique, tant chez Pierre Laville, la vie est au cœur de tout. Quand Mamet traduisait le Fleuve Rouge de Pierre pour les théâtres américains, récit magique des auditions de Paul Newman et Peter Falk à Broadway ! Pierre écoutait son texte, dans la salle presque vide, en anglais, traduit par son ami dramaturge et lu par des géants… L’émotion me saisit.
Auteur, traducteur, passeur, pour reprendre le mot de Serge Daney… Tout est passé par sa plume aussi : Tennessee Williams, Mamet, Neil LaBute, Shepard…
Amoureux fou du théâtre d’Europe, c’est peut-être en Amérique que Laville a trouvé son Eden. Un théâtre qui sait tout embrasser. L’utopie : soit l’art le plus haut quand il sait tendre la main à chacun.
Et nous parlons enfin de Kushner, qui me tient au cœur. Puisque j’eus l’heur de diriger ses Angels in America au Français. C’est ainsi par Kushner que je rencontrais Pierre, et cette mise en scène fut sûrement l’un des rendez-vous les plus importants que j’eus jamais avec moi-même. Pierre fut mon guide et mon frère. Je tremblais de trac quand j’entrais dans son bureau avec une adaptation à peine ébauchée. Pierre balaya mon air de communiant d’un sourire et d’un mot. Ah, l’accent du sud-ouest de Laville ! Comme sa voix chantait, tout nous fut aisé, c’est ainsi. Il s’agissait d’amener le scandale Kushner salle Richelieu.
Fiévreux engagement politique et poétique, démesure, rires et larmes, avalanche d’images, de culture populaire ou de citations savantes, avec l’homosexualité flamboyante comme drapeau : une éthique du singulier… La pièce est une pièce monde, j’en tremblais de peur. Et à chaque étape, de l’écriture à la première lecture, de la distribution que je désirais tant au premier filage, Pierre fut à mes côtés. Je voulais tant apprendre, et à chaque rendez-vous Pierre m’apprit d’abord à être libre. Il m’apprenait la joie. Son invitation était entière – coups de fil nocturnes que je chéris encore, quand Pierre me guidait dans le texte, le plus sûr chemin vers moi-même…
Oui, Laville connait l’histoire du Français sur le bout de ses doigts. L’homme a tout vu, sans boulimie : c’est l’amour vrai du théâtre et des films qui lui a suffi pour boussole. Et s’il connaît tous les théâtres de France, s’il est joué à Londres, New York et dieu sait encore où, le Français reste sa maison.
Ce qui vient expliquer pourquoi chacun des mots échangés dans Résistances, pièce-titre du nouveau livre qui vient de paraitre, sonne si juste. Résistances, recueil de trois pièces que je lus avec passion, d’abord au rythme insensé d’écriture qui est celui de Pierre ! J’avis l’honneur de recevoir les textes avant parution pour les lire dans la nuit… Puis à tête reposée quand le recueil parut enfin.
Résistances, c’est d’abord de portrait de Marie Bell. Mais aussi celui de la Comédie Française, du théâtre français tout court. L’époque surgit, bouscule, saigne. Marie et son compagnon Louis trébuchent sur la nécessité de l’engagement sans rien céder sur leur désir. Exquise liberté érotique de Marie et Louis, couple de scandale.
Je me répète le titre du volume et m’essaie à l’appliquer aux trois pièces ici réunies, chacune exercice virtuose : Tolstoï et la Russie, Voltaire et la Suisse, Marie Bell enfin à Paris. Trois fois, les personnages résistent : au temps qui passe, à la condition faite aux femmes, à la folie religieuse ou à l’Occupation. Portraits de femmes, puisque c’est là le cœur secret de tout texte de théâtre.
Le déjeuner se termine, et je me souviens du titre du livre de Stanislavski : La vie dans l’art. Il était l’histoire d’un enfant de province, amoureux de cartes et d’estampes, le jeune homme arriva à Dakar. Sa vie changeait du tout au tout : et il devait mener… une vie dans l’art.
Je marche dans la rue et je me souviens de Bob Dylan : you don’t find youself, you create yourself. Cette perpétuelle invention de soi, c’est le roman de Laville. Et l’on ne s’invente jamais mieux que dans la rencontre. Parce que Pierre a tant aimé, il est devenu ce carrefour insensé de théâtre. Et mon pas devient guilleret.
Pierre Laville en répétitionsAprès un doctorat, il enseigne les sciences sociales et l’économie à l’Université et il effectue des missions internationales, notamment en Afrique, où il fait connaissance de Jean-Marie Serreau et d'Aimé Césaire. La rencontre de Jean-Marie Serreau est décisive. Pour le rejoindre, il renonce à sa carrière universitaire, tout en continuant à enseigner à l’Université l’histoire du théâtre et le théâtre contemporain et devenant en 1985 membre du jury de l'ENA. À son retour d'Afrique, Pierre Laville est nommé codirecteur du Théâtre des Amandiers à Nanterre, Maison de la Culture et Centre Dramatique National. Il est aussi chargé d'études au Ministère de la culture, membre du Conseil national des Lettres et de la Commission d'aide à la création, et il collabore à la section Théâtre du CNRS. Il participe à la fondation du Syndicat national des entreprises d'action culturelle (SYNDEAC) dont il devient le vice-président. Il continue à enseigner le théâtre aux Universités de Nanterre et de Vincennes. Il est, pendant dix ans, directeur de théâtre. Après avoir été le théâtre des Amandiers à Nanterre. Michel Guy, secrétaire d'État à la Culture, lui propose ensuite successivement la direction du Théâtre national de Chaillot, puis celle du Théâtre National de l'Odéon. Mais il choisit de créer un Centre national de création contemporaine à Paris, au théâtre Le Palace.
À Nanterre, puis au Palace, il est responsable de la présentation de nouveaux auteurs, comprenant les oeuvres de Valère Novarina, à qui il commande L'Atelier volant, et de Pierre Guyotat Bond en avant, à leurs débuts, Bruno Bayen, Jean-Pierre Bisson, Xavier Pommeret, Liliane Atlan, Hélène Cixous. Il travaille étroitement avec Michael Lonsdale et Jean-Marie Patte… Au Palace, il est aux côtés de Copi (qui écrit pour lui La Pyramide) et d’Armand Gatti (La Passion du Général Franco) interdite par la Censure. En dépit du parrainage de Jean-Paul Sartre, Jean Genêt fait interdire la nouvelle version des Paravents au Palace… tout en présentant le spectacle de Zouc seule en scène. Il assure le retour en France de Patrice Chéreau exilé en Italie (La Finta serva, d'après Marivaux) production du Piccolo Teatro de Milan) et organise l'ultime tournée du Berliner Ensemble, sous la direction d'Hélène Weigel (qui joua aux Amandiers pour la dernière fois dans Die Mutter de Brecht).
Il est ensuite conseiller artistique de Marcel Maréchal à La Criée Théâtre National de Marseille, puis, producteur de théâtre indépendant
Il fonde la revue Acteurs (cent numéros), et dirige la collection d’ouvrages L’Année du Théâtre. À la Télévision (Antenne 2, FR 3), il produit Plaisir du Théâtre et Tous en scène (55 émissions d'une heure, pendant cinq ans). Il co-dirige la partie européenne de l’Europe l’Encyclopédie Mondiale du Théâtre Contemporain, créé le magazine Théâtre.
Il renonce à l'ensemble de ces activités pour se consacrer entièrement à l’écriture et à la mise en scène.
Il a écrit quatorze pièces. La première, Les Ressources naturelles, a été créée au Théâtre National de Strasbourg et la deuxième, La Célestine à la Comédie-Française, et les suivantes au Théâtre National de l’Odéon (deux pièces : Du Côté des îles, Retours), au Théâtre National de Chaillot (Le Fleuve Rouge), à la Criée, au TNP de Villeurbanne, Étoiles au Théâtre de la Madeleine, à l'Atelier. Ses trois nouvelles pièces, viennent d'être publiées aux éditions Plon sous le titre : Résistances.
Il a adapté plus de cinquante pièces (créées à Paris au Théâtre Antoine, Comédie-Française, Théâtre National de la Colline, Mathurins, Edouard VII, Rond-Point des Champs-Élysées, Palais-Royal, Porte-Saint Martin, Renaissance, Tristan-Bernard, Œuvre, Bouffes-Parisiens, Atelier, Michodière, Daunou, Comédie et Studio des Champs-Élysées, notamment, autant que dans les principaux Centres dramatiques nationaux, à Marseille, Lyon, Strasbourg, Reims, Nice, Saint-Etienne) et dans les différents festivals (dont Festival d’Avignon-in). Il a été huit fois à l'affiche du Théâtre Antoine (plus de trois mille représentations).
Elles ont été mises en scène par, entre autres, Marcel Maréchal, Michel Piccoli, Eric Lacascade, Patrice Kerbrat, Roman Polanski, Yves Gasc, Jean-Claude Brialy, Bernard Murat, Jean-Claude Fall, Jorge Lavelli, Maurice Bénichou, Michel Fau, Arnaud Desplechin... Elles ont reçu 51 nominations et 11 Molières, et le Prix du Syndicat de la Critique Dramatique et Musicale (meilleur spectacle).
Huit d'entre elles ont fait l'objet de créations radiophoniques à France-Culture, et une dizaine ont été filmées pour la télévision.
Ses pièces sont traduites en langues étrangères, en particulier en américain (par David Mamet et Emily Mann), chinois, russe, allemand, arabe, espagnol, flamand, finlandais… Et publiées par les Éditions Stock, L’Avant-Scène, Les Quatre-Vents, Actes Sud-Papiers, les Éditions Robert-Laffont.
Il réalise des mises en mise en scène d'oeuvres dont il n'est pas l'auteur, se refusant à mettre en scène ses pièces originales.
Il aborde la mise en scène aux côtés de Jean-Marie Serreau, dont il est l’assistant et le dramaturge pour des œuvres de Kateb Yacine (Les Ancêtres redoublent de férocité), Aimé Césaire (La Tragédie du Roi Christophe, Une saison au Congo), Eugène Ionesco ( La Soif et la Faim à la Comédie-Française), Bertolt Brecht ( Homme pour homme ), Paul Claudel ( L’Otage et Le Pain dur à la ComédieFrançaise). C’est Jean-Marie Serreau qui lui commande sa première pièce, Les Ressources naturelles, pour la créer au Théâtre national de Strasbourg.
Il travaille avec le grand Victor Garcia pour La Sagesse ou la parabole du festin de Paul Claudel. Au théâtre des Amandiers ensuite, il collabore avec Pierre Debauche à la réalisation de La Fuite de Boulgakov, La Cigogne d’Armand Gatti, Le Jeune homme de Jean Audureau, La Cerisaie de Tchekhov, et avec Antoine Vitez pour Électre de Sophocle ou Mère Courage de Brecht. Il participe au projet des Derniers jours de l’Humanité de Karl Kraus, avec Luca Ronconi. Il collabore à la Criée, avec Marcel Maréchal pour, notamment : Cripure de Louis Guilloux, Maître Puntila et son valet Matti de Brecht, Le Malade imaginaire et L'École des femmes de Molière, Les Trois Mousquetaires d’après Dumas, Le Graal Théâtre de Jacques Roubaud et Florence Delay...).
Il dirige la saison David Mamet au Théâtre du Rond-Point, qui comprend Glengarry avec Michel Duchaussoy, et American Buffalo, et met en espace Edmond, Le Châle et, en création, une pièce inédite de Mamet, Paradis perdu, avec Michel Fau et Michel Vuillermoz.
Il adapte et met en scène : Bash de Neil LaBute au Studio des Champs-Élysées, Perversité sexuelle à Chicago de David Mamet, Romance de David Mamet, au théâtre Tristan-Bernard, Philadelphia Story de Philip Barry, au Théâtre Antoine, Chat en poche, au Théâtre Saint-Georges et une version inédite d' Occupe-toi d'Amélie de Georges Feydeau au Théâtre de la Michodière, La Pèlerine écossaise de Sacha Guitry, Le Pain de ménage et Le Plaisir de rompre de Jules Renard au Théâtre Daunou, Les Stars de Neil Simon au Théâtre Saint-Georges, Providence de Neil LaBute aux Déchargeurs, puis à Avignon, et Still Life d'Emily Mann.
Il réadapte et publie le théâtre de Tennessee Williams (chez Robert Laffont). La pièce qu'il établit d'après "Baby Doll", après avoir été créée avec succès au théâtre de l'Atelier à Paris, a été co-adapeée en anglais par Emily Mann et présentée au Mc Carter Theatre de Princeton, avant de donner lieu à un grand nombre de productions internationales, dont au moins six différentes aux Usa et la dernière en date en Australie.
Il établit la nouvelle version intégrale de Angels in America (publiée par les Quatre-Vents) en ses deux parties, "Le Millenium approche" et "Perestroïka". Une version courte en une soirée du chef- d'oeuvre de Tony Kushner a été inscrite à l'unanimité du Comité de lecture au répertoire de la Comédie-Française, avant d'être créée Salle Richelieu dans la mise en scène d'Arnaud Desplechin. Une version longue des deux parties de la pièce fait l'objet d'une création radiophonique de Cédric Aussir à France-Culture. Une création cinématographique originale, co-production de France Télévision et de la Comédie française, est réalisée par Arnaud Desplechin, sous le titre "Angels, salle Escande".
Race est la onzième pièce de David Mamet qu’il adapte et/ou met en scène, depuis sa rencontre avec l’auteur, en 1983, qui traduisait alors sa pièce Le Fleuve Rouge aux USA (Red River), avec qui s'est établie une collaboration et une amitié qui ne s'est jamais démentie. Il vient d'établir le texte français et de publier, grâce à Philippe Tesson dans sa maison d'édition Les Quatre-Vents, un Théâtre de David Mamet, soit 14 pièces en sept volumes. Il prépare actuellement la présentation de sa nouvelle pièce, "November", pour la saison 2021-2022.